Questionnements existentiels

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    De la peur de ne pas être une bonne soignante.

    Bougie

    Parfois, j’ai peur. Ce que crains ? Tout simplement de ne pas être à la hauteur. Car derrière la blouse, il y a aussi un être humain, en chair et en os, soumis aux émotions humaines et pris dans la nasse de ses expériences passées. On ne peut jamais prévoir comment notre comportement va affecter l’Autre, et vice-versa. Parfois, certain·es patient·es me renvoient à mes propres souvenirs. C’est délicat, il faut savoir conserver la distance. Or, à la Fac’ de médecine, il n’y a pas de cours sur les relations humaines, pas de réelle mise en pratique. On ne nous apprend pas comment gérer la relation avec les patient·es. A la sortie de l’adolescence, nous sommes projeté·es en stage, sur le terrain, où nous passons des semaines pendus aux basques des internes et des chef·fes, embolisant les couloirs, gênant le personnel paramédical, sans jamais vraiment trouver notre place (à part celle à côté du fax et de la machine à ECG). On nous apprend à être de parfaits technicien·nes, de bons clinicien·nes ; mais quid de l’âme humaine? Qui s’en préoccupe encore?

    Parfois, j’ai peur de mal faire. J’ai peur d’être maladroite, de blesser par mes paroles. La « neutralité bienveillante » n’est pas innée, cela s’apprend. Il faut se déconstruire, et surtout déconstruire tout ce qui nous a été inculqué pendant les études de Médecine, qui consistent surtout en un bourrage de crâne paternaliste / misogyne / raciste / homophobe / transphobe (rayez la mention inutile). Décortiquer chaque raisonnement, chaque réflexion, chaque pensée, se remettre en question, questionner encore et encore. Peu de mes consoeurs et confrères ont le courage de s’y coller, et très honnêtement, je suis restée très longtemps à faire l’autruche, confortable la tête dans le sable. Car, ne nous voilons pas la face, la majorité de la culture carabine est ouvertement dégradante envers les minorités. Sous couvert de « décompresser » et « d’humour« , une grande partie des médecin·iennes se permet des jugements à l’emporte-pièce, hautains, enveloppé·es de leur ego dans leur tour d’ivoire. Et même si je fais de mon mieux, je sais que ce n’est pas assez – et ça ne le sera sûrement jamais. Je refuse d’envisager de faire du mal à mes patient·es (Primum non nocere), pourtant je sais qu’un jour ça arrivera fatalement, que ce soit par maladresse, étourderie, fatigue, ou inadvertance. Parce que ce genre de combat se mène jour après jour et pas seulement avec les autres, mais surtout avec soi-même.

    Parfois, j’ai peur de m’être trompée de voie, je me demande ce que je fais là. Je me sens complètement inadaptée, étrangère à ce monde hermétique, insensible, refusant de se remettre en question. Pourtant, moi, des questions, j’en ai des centaines de milliers. Pourquoi pourquoi pourquoi, clame mon cerveau têtu. Mais sous couvert d’humilité et d’apprentissage « par compagnonnage », on nous incite à nous taire, à respecter la parole de nos aîné·es, à dire amen à tout sans jamais douter. Les libres penseurs sont mis à l’écart, moqués, humiliés quasi systématiquement. C’est un univers particulier, où le moindre écart est pointé du doigt, la moindre différence fustigée.

    Parfois, j’ai peur de me tromper. C’est humain, se tromper. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, le·la médecin·ienne n’a pas le droit à l’erreur. En tant que jeune docteur·e, franchement, c’est l’angoisse. Parfois ça m’empêche de dormir la nuit, parfois je me dis que mes patients doivent me juger. Non, je n’ai pas la science infuse, et je n’ai pas réponse à tout. Et vous savez quoi ? C’est normal. Mais on nous enseigne dès nos plus jeunes années à tendre vers la perfection, le « moyen » n’est pas toléré ici. Nous sommes soit-disant « l’élite de la nation » (sic), et en tant que tel nous n’avons pas droit à l’erreur. Alors on se tait, on fait semblant, on tremble intérieurement, c’est même un tsunami d’angoisse qui ravage tout sur son passage en nous laissant vidé·e de toutes nos forces, mais on reste impassible. Parce qu’il le faut. Parce qu’on n’a pas le choix, dans le système actuel. Pourtant, je continue à croire et à plaider pour une médecine plus humaine, une médecine qui laisserait le choix aux individus – patient·es et soignant·es -, une médecine qui ne déshumaniserait pas, une médecine qui serait d’ailleurs plus crédible.

    Parfois, j’ai peur de ne pas être assez : pas assez compétente, pas assez empathique, pas assez diplômée, pas assez bien classée, pas assez neutre, pas assez gentille, pas assez calme, pas assez « dans le moule ». Je redoute le jugement de mes pair·es et des patient·es, je me bride, je me tais, je bouillis intérieurement sans avoir le courage de dire à ce·tte chef·fe détestable que ses propos sont infâmes et révoltants. Je voudrais faire tellement plus pour mes patient·es, mais ça nécessite de tout envoyer bouler, de me dresser contre un système entier qui préconise l’omerta, et je ne me sens pas assez forte pour y faire face seule. Pourtant, ils le méritent mes patient·es, et je culpabilise. Ils sont dignes de ce genre de combat, d’un David contre Goliath moderne, sans fioritures ni franfreluches.

    Parfois, je ne me sens pas légitime. Être à la fois soignante et patiente permet d’avoir un point de vue tout neuf sur le monde médical, mais me place parfois dans des situations paradoxales. Comment rester de marbre face à de situations que l’on a personnellement vécues? Cela donne à la fois un avantage et un désavantage ; là où les autres médecin·iennes se contenteront de prescrire selon leurs connaissances, on prescrit avec nos tripes. Et on repense à ces patient·es la nuit, on se demande si iels vont bien, si iels vivent la même chose que l’on a vécue, si iels s’en remettront. Et pendant que les autres font la fête, on a la tête pleines de ces histoires semblables, si semblables que parfois elles s’entremêlent et qu’on ne sait plus distinguer le vrai du faux. On souffre avec eux, on prend à cœur et on s’en mêle, bien plus que ça ne devrait. Ça nous touche, et on n’y peut absolument rien, parce qu’on est aussi humain·e qu’eux.

    Parfois, je suis fatiguée, même si j’adore (enfin) mon métier. Et toutes ces peurs, ces angoisses, ces doutes, ces appréhensions et ces craintes tourbillonnent sans fin dans les méandres de mon esprit agité.